Vue de haut
Arequipa, Arica, Iquique, je commence ma longue transhumance, direction plein sud. Dernière descente dans mes errances. Ciao Pérou, salut Chili. Les heures de bus s'enfilent; ce n'est que le début. Contemplation statique tandis que la route défile. Les paysages sont d'une telle puissance. Stérilité désertique aux variations continues qui appelle des rêveries sans limite. Roche et sable pour uniques briques, le végétal est ici une utopie. Blanc, jaune, ocre, marron pour toute déclinaison chromatique. Le ciel lui même ne connaît que deux tons, gris laiteux matinal et bleu profond post-prendial. Ergs et regs alternent jusqu'à toucher l'océan. Hors du minéral, point de salut. Interaction directe avec mon mental, je refuse toute discussion. Aridité verbale, mon humeur prend la couleur locale. Changement radical avec mes deux dernières expéditions, Colca et Misti.
Le Cañon de Colca, nous étions quatre à nous balader pendant quatre jours. Belle randonnée entre 2000 et 3000 mètres. Point d'orgue, le survol de trois condors près de cette cascade où ne se trouvait que nous. Tête en l'air, cou tendu, nous profitons du spectacle aéroplané dans le bruit de la chute d'eau. Vite, quelques photos. Trois autres nous survoleront de haut dans la montée du dernier jour. Sauf que là, l'idée était à l'effort dans ce mur de 1200 mètres d'un seul tenant. Départ à la fraîche, tout le monde se montre motivé mais quand même impressionné. Deux heures pour les garçons, deux heures trente pour les filles. Les jambes étaient de feu.
Sur ce score de 600 mètres à l'heure, je regarde d'un autre œil le Misti, volcan magnifique à la conicité frôlant le parfait. De tout Aréquipa, on ne voit que lui. 5825 mètres, deux jours une nuit pour le grimper. Y aller ou pas. J'hésite, c'est qu'il est haut le bougre. Pas envie de me retrouver la tête vrillée, en train de gerber sur ses flancs, la faute au soroche, le mal des montagnes. Oui mais si je n'y vais pas, je vais le regretter. Alors Inch Allah, je m'inscris. Le programme est simple, premier jour 1300 mètres avec le sac en portage. Départ 3400 mètres, bivouac à 4700. Une courte nuit, lever à une heure du matin. S'avaler les 1100 mètres restants et puis tout redescendre. L'équipe, Alberto, notre guide, Julie, Sébastien et moi. Premier jour, l'ambiance est bonne, décontractée. On se lance dans la chaleur de la fin de matinée. Le sac tire un peu, surtout avec la tente et les 5 litres d'eau. Avant 15 heures, le bivouac est installé. Je fais un break, les jambes surélevées, pas très bien. Heureusement, le soleil chauffe encore, repos réparateur. 17 heures, dîner roboratif, soupe, purée et maté de coca. Le froid tombe déjà. 18 heures, c'est le coucher, il fait presque nuit et cette fois, le froid mord dur la peau. Emmitouflé, polaire, pantalon, deux paires de chaussettes, bonnet et gants, mon duvet de location est, bien sûr, beaucoup trop léger. Lever à 1 heure et demi, petit déjeuner avec encore un maté. La coca, l'antidote universel quand c'est trop haut. La lune est pleine, elle éclaire nos pas dans un ciel dégagé. Dessous nous, la ville scintille comme une toile d'araignée mouillée de rosée. Peu de mots, le rythme est lent, la tension palpable. Accorder les pas au souffle et vice versa. Ensuqué dans un demi sommeil, je suis Alberto de près. Chacun dans sa bulle, dans sa respiration. Vers 4 heures, les 5000 mètres dépassés, je sens mes intestins me tirailler. J'essaye de les ignorer. Sans succès, ma digestion a des ratés. Pourvu que ça n'empire pas. De mes courses, je sais que si le ventre déraille, ça devient vite compliqué. Pas le choix, à la pause, je me soulage derrière un rocher. Une barre de céréales, un peu d'eau, tout va mieux, je reprends l'ascension revigoré. Ma tête, libérée du poids de mes entrailles, part à la dérive. Le nez rivé aux pieds, je m'octroie de temps à autre un regard panorama dans cette nuit à la clarté lunaire. Démarche syncopée, des petits pas, les foulées ne dépassent pas une pointure. La pente fatigue, des cendres légères, pire que du sable. 30 centimètres de grimpé, 10 à reculer. Enchainer, enchainer ces petits pas. Ecole de patience et d'endurance. Les heures avancent. 5 heures 30, la nuit se retire, elle part dormir. Le ciel s'éclaire mais le soleil reste caché. Nous grimpons sur le versant nord ouest. Le vent se lève, le froid a trouvé un allié de poids. Les extrémités commencent à piquer. L'ombre du volcan projette une pyramide de noirceur sur la plaine, ultime lambeau de nuit refusant d'abdiquer. 7 heures, enfin nous arrivons au bas du cratère. De ce point haut, le soleil nous prend dans son giron,.infusion de chaleur instantanée. Le sommet à portée, une dernière pause casse croûte avec la joie de savoir qu'on va y arriver. Des statistiques empiriques, trois groupes sur dix ne connaitront pas ce moment là. Dernier raidillon et ça y est, la croix est là, c'est l'arrivée. On se prend dans les bras, accolade amicale, les sourires sont de sortie. Les appareils photos aussi. 20 minutes à savourer, s'en mettre plein les yeux, profiter. Joie quasi puérile, d'une belle pureté. Tout ça pour ça. Je repense à toi Benoît, un jour faudra que je lise ce bouquin dont tu m'avais parlé. Les Conquérants de l'inutile, je crois.
Redescente express, la technique locale profite du terrain. Course à grandes enjambées, droit dans la pente cendrée. Je me prends à rêver qu'elle est enneigée, des skis aux pieds. Retour au bivouac, tout démonter, encore une heure trente à descendre et cette fois l'ascension est terminée. Nous regagnons la ville où de partout on ne voit que lui. Lui, le Misti, que je suis fier et crevé d'avoir grimpé.